
Pendant la décennie qui suit la mort de Staline en 1953, Nikita Khrouchtchev instaure une période appelée « Dégel » qui rompt avec le réalisme socialiste et offre davantage d’espace aux artistes pour s’épanouir et s’exprimer librement. Bien que de courte durée, cette période permet au poète Evgueni Evtouchenko et au compositeur Dmitri Chostakovitch de nous livrer l’une des pages les plus fortes de la littérature et de la musique russes. Le maestro Kent Nagano a choisi d’ouvrir sa dernière saison comme directeur musical de l’OSM avec la Symphonie « Babi Yar » de Chostakovitch, évocatrice mais également très actuelle, qui sera jouée les 17 et 18 septembre prochains à la Maison symphonique. Elle nous apprend notamment que nous n’avons pas tiré toutes les leçons du conflit le plus meurtrier de l’humanité. Les cinq mouvements de la Symphonie no 13 de Chostakovitch traitent de cinq sujets qui occupent une place de premier plan dans notre quotidien, près de 60 ans après la création de la symphonie.
I. Plus jamais ça?
Tessiture grave des voix, sons ponctuels de cloches, rythme de marche qui s’installe : une grande solennité émane du premier mouvement, Babi Yar, qui donne son nom à la symphonie de Chostakovitch. Élégie funèbre à la mémoire des 33 771 Juifs massacrés en 1941 aux abords de ce ravin à la périphérie de Kiev, cette dénonciation de l’antisémitisme nous invite au recueillement mais également à la vigilance, car le risque de dérives, tel une épée de Damoclès, plane constamment au-dessus de nos têtes. Si le XXe siècle a connu de nombreux génocides, rappelons qu’à l’heure actuelle, de nombreux peuples sont victimes de tueries de masse : les Tutsis du Burundi, les Rohingyas en Birmanie, les Yazidis en Irak, les Banunu en République démocratique du Congo et bien d’autres peuples connaissent des heures noires.
II. Pressons-nous de rire de tout...
Le contraste avec le mouvement précédent est ici frappant. Prenant l’exemple du fabuliste grec Ésope ou du satiriste d’origine turque Nasr Eddin Hodja, le deuxième mouvement, Humour, rappelle la force corrosive et inaliénable de l’humour, que même les plus grands tyrans ne peuvent pas commander. Les interventions du soliste et des chœurs se font plus légères, la musique prend des allures de folklore. « Barreaux de fer ou murailles de pierre, rien ne saurait l’arrêter. » L’humour a la capacité de créer un écart entre l’état réel des choses et sa représentation dans une blague, permettant d’entrevoir un rapport au monde renouvelé. Et si l’humour était, comme le pense le philosophe italien Angelo Fortunato Formiggini, la plus haute manifestation de la pensée philosophique?
III. Les femmes à l'honneur
« Elles ont toujours tout supporté, elles supporteront toujours tout. » Le troisième mouvement de la symphonie, Dans le magasin, est un hommage au courage et à la patience des femmes russes qui ont traversé l’épreuve de la guerre, entre rationnement et travail dans les usines ou dans les champs. La musique se fait soudain douce, lente, elle gagne en souplesse et en intériorité. On peut presque voir la marche lente et difficile des femmes qui s’en vont travailler ou chercher leur maigre ration de nourriture. Cet hommage résonne particulièrement aujourd’hui, alors que nous voyons poindre un nouvel ordre social avec des femmes médecins ou avocates, cheffes d’orchestre ou hautes dirigeantes, compositrices ou astronautes. La reconnaissance pour chaque femme dans notre société est née de la souffrance de leurs aînées en temps de guerre, et cette promesse d’une société axée sur la reconnaissance, la compréhension et la sympathie mutuelles est peut-être le legs le plus important des temps troubles du XXe siècle.
IV. Ces peurs qui nous gouvernent
Le quatrième mouvement de la symphonie, Peurs, évoque les peurs qui se glissent « partout, comme des ombres, s’infiltrant sous chaque plancher » comme l’écrit Evtouchenko. C’est le mouvement le plus caverneux de la symphonie, entre un long solo de tuba, des interventions des cuivres en sourdine et un air de basse presque halluciné. Si Chostakovitch évoque en musique la peur de la dénonciation, de l’arrestation ou de la déportation, notre monde actuel connaît la peur d’une guerre nucléaire, de la crise économique ou des attentats terroristes. Pour autant, il est de la responsabilité de chacun de savoir contrôler ses peurs et de faire preuve de vigilance, un exercice moralement salutaire qui permet bien souvent d’enlever le masque des peurs aveuglantes.
V. « Nous nous rappelons ceux qui furent insultés »
Le cinquième et dernier mouvement de la symphonie, Une carrière, pose la question de la légitimité de certaines actions menées au cours d’une carrière. Le poète Evtouchenko évoque des martyrs de la libre pensée comme modèles à suivre, dénonçant implicitement ceux qui ont trahi leurs idéaux pour faire avancer leur carrière. Si Socrate, Thomas More, Giordano Bruno ou la philosophe et résistante Simone Weil sont morts pour leurs idées, cette réalité ne fait pas seulement partie du passé. Il suffit de rappeler que chaque année, des centaines de défenseurs de l’environnement perdent la vie au Brésil, en Colombie ou aux Philippines, et que de nombreux écrivains et journalistes sont assassinés sur tous les continents. La musique nous fait passer par une panoplie d’émotions, de la douceur initiale à la flûte aux interventions du basson, des trompettes et des voix qui rappellent le mouvement Humour, pour glisser vers l’anxiété, la solennité, puis le repos.
Si l’on peut espérer que cette symphonie de Chostakovitch perde sa raison d’être et nous parle d’un temps révolu, elle conserve toute sa force au cœur de notre époque. À travers la musique et les mots, elle nous appelle à un devoir de mémoire, mais aussi à une vigilance à l’égard du présent. Elle nous rappelle également que nous pouvons perdre l’équilibre à chaque instant et sombrer dans le chaos. Kent Nagano ouvre cette saison bien particulière avec une œuvre édifiante, qu’il conduira également à Carnegie Hall en mars 2020, dans le cadre de la Tournée des Amériques.
© Benjamin Goron