La Messe en si mineur de Johann Sebastian Bach


La monumentale Messe en si mineur qu’acheva dans les dernières années de sa vie Johann Sebastian Bach dépasse en ampleur et surpasse en qualité musicale tout ce qui avait été fait jusque-là dans le genre religieux. Mais, comme le rappelait le directeur des Bach-Archiv Christoph Wolf, une aura de mystère entoure sa genèse, car « nous ne savons pour quelle occasion Bach l’aurait composée, ni quel patron aurait pu la commander, ni si l’œuvre intégrale fut donnée en concert avant la mort du compositeur en 1750 ».

« Donc, conclut Wolf, la dernière composition chorale de Bach est sous plusieurs aspects la contrepartie vocale de L’art de la fugue, l’autre versant de l’héritage qu’aura voulu laisser le compositeur dans ses derniers jours. Plus que toute autre œuvre de Bach, la Messe en si mineur représente la somme de son écriture pour la voix, non seulement par la variété des styles, des procédés compositionnels et de la palette sonore, mais aussi par le haut degré de polissage technique. La Messe offre une panoplie complète de l’art de la composition musicale, avec un souffle et une profondeur qui trahissent à la fois une fine perspicacité théorique et une compréhension globale de l’histoire de la musique, particulièrement dans l’usage des anciens et nouveaux styles. Tout comme la doctrine théologique survécut à travers les siècles dans les mots de l’ordinaire de la messe, la puissante et majestueuse mise en musique qu’en fit Bach dans cette œuvre préserve le crédo musical et artistique de son créateur pour la postérité.»

Il peut paraître incongru que celui en qui l’on voit le plus illustre représentant de la musique luthérienne ait choisi l’ordinaire de la messe catholique comme texte de son œuvre-somme dans le domaine vocal religieux. À part un intermède de cinq ans à la cour de Köthen, l’essentiel de la vie professionnelle de Bach fut consacré à la musique d’église luthérienne et de manière plus intense, de 1723 à sa mort en 1750, alors qu’il était cantor à Leipzig, seconde ville de l’électorat de Saxe, après Dresde, sa capitale. Dans cet important centre universitaire et d’édition qu’était Leipzig, Bach occupait le poste de cantor de Saint-Thomas et sa première tâche était de voir chaque semaine à l’organisation de la musique des deux principales églises de la ville, Saint-Thomas et Saint-Nicolas. Selon sa Nécrologie, il aurait fourni à cet effet un ensemble de « cinq années entières de cantates pour tous les dimanches et jours de fête […], cinq Passions dont une à deux chœurs», et quelques autres pages parmi lesquelles quatre messes en latin dites «brèves » ou « luthériennes » se limitant aux Kyrie Et Gloria.

Contrairement à une idée encore répandue, lorsqu’il entreprit sa réforme au début du XVIe siècle, Luther ne rejeta pas entièrement la messe latine en contrepoint savant. Pour rendre la parole de Dieu plus accessible aux fidèles, il avait effectivement remplacé le latin par l’allemand et privilégié des chorals simplement harmonisés afin que tous puissent chanter au cours de l’office. Encore à l’époque de Bach, il arrivait que pour certaines circonstances, comme les grandes fêtes liturgiques, on mette en musique des sections de la messe traditionnelle en latin. En témoigne le Sanctus de la Messe en si mineur, que Bach avait originellement écrit dès 1724 pour la célébration de Noël.

Le but des imposants Kyrie et Gloria, composés au printemps 1733, qui allaient plus tard former les deux premières sections de la Messe en si mineur, fut d’un autre ordre. Auguste II dit « le Fort », qui était à la fois prince-électeur de Saxe et roi de Pologne, venait de mourir le 1er février. Quelque 35 ans plus tôt, pour accéder au trône de Pologne, ce dernier s’était converti au catholicisme et, contrairement à Leipzig où seul le culte luthérien était toléré, Dresde avait fait en sorte que les deux communautés, catholique et protestante, puissent coexister de manière pacifique. Au lendemain du décès du prince-électeur, un deuil de six mois fut décrété, interdisant entre autres toute musique à travers l’électorat, y compris à l’église. Bach se trouva donc libéré de ses obligations dominicales et, sachant que l’hériter Auguste III était un fervent mélomane, entreprit de composer une œuvre qui pourrait faire montre de son art dans l’espoir d’une amélioration de son statut et de ses conditions de travail qu’il jugeait insatisfaisantes à Leipzig. En choisissant le diptyque Kyrie et Gloria, il opta pour une œuvre qui pouvait tout autant convenir aux catholiques qu’aux protestants de la capitale.

Dans une lettre accompagnant l’envoi, Bach précise les motivations de son geste : « J’offre avec la plus profonde dévotion à Votre Royale Majesté le présent exemple de la science que j’ai pu acquérir dans la musique […]. Depuis quelques années, j’ai eu et j’ai encore la direction de la musique dans les deux principales églises de Leipzig, situation dans laquelle j’ai subi divers affronts immérités et, en outre, la diminution des accidentia attachés à ces fonctions, choses qui cesseraient si Votre Majesté me faisait la grâce de me conférer le titre de membre de la chapelle de Sa cour.»

Cette lettre est datée du 27 juillet 1733, autrement dit de la semaine suivant la levée du deuil. Mais Auguste III avait à ce moment d’autres préoccupations. Un autre prétendant au trône s’opposait à lui, ce qui entraîna un alignement des divers États européens en deux clans et déboucha en septembre sur la guerre de Succession de Pologne. Ce n’est qu’après avoir vaincu ses adversaires qu’Auguste III put enfin revenir en 1736 à la gestion quotidienne des affaires courantes. Bach reçut alors le titre honorifique qu’il espérait, mais on ne sait trop si cela rendit ses dernières années à Leipzig un peu plus douces.

C’est probablement vers 1745 que Bach décida de reprendre ce diptyque et de le compléter en y ajoutant le Credo, le Santcus, l’Osanna et l’Agnus Dei. Comme les compositeurs de l’époque le faisaient souvent, pour achever ce magnum opus, il puisa plusieurs éléments dans ce qu’il considérait avoir fait de mieux auparavant. Par exemple, dans le chœur suivant la sinfonia d’ouverture de l’une de ses premières cantates (BWV 12, datant de 1714), il avait illustré de manière tragique et magistrale, par un contrepoint chromatique exacerbé, les mots décrivant la douleur des fidèles face à la Passion du Christ : Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, Angst und Not, sind der Christen Tränenbrot, die das Zeichen Jesu tragen (Pleurs, lamentations, tourments, découragement, angoisse et détresse, voilà le pain noir des chrétiens, qui portent le fardeau de Jésus). Au cœur du Credo de sa Messe en si mineur, Bach reprit en la fignolant cette saisissante page chorale pour ne souligner cette fois qu’un seul mot, le mot-clé de la foi chrétienne, celui qui désigne la cause de l’affliction des fidèles qu’évoquait le chœur de la cantate composée quelque 30 ans plus tôt. Et ce mot est : Crucifixus.

Le manuscrit de la Messe en si mineur fut acquis en 1806 par l’éditeur zurichois Hans Georg Nägeli, mais l’édition complète ne devait finalement paraître qu’en 1845 et une première audition aurait eu lieu en Allemagne en 1859. En 1817, Nägeli avait toutefois annoncé une prochaine édition en présentant cette messe de Bach comme « la plus grande œuvre musicale de tous les temps et de tous les peuples ». Malgré ce qui a suivi, que ce soit la Neuvième de Beethoven, le Ring de Wagner ou encore la Symphonie des mille de Mahler, plusieurs mélomanes partagent sans doute encore aujourd’hui cet avis.

© Guy Marchand