
Par Guillaume Goron
En 1831, lorsque paraît la première édition de Notre-Dame de Paris. 1482, la mode en France est aux romans historiques popularisés par Sir Walter Scott avec Ivanhoé et Quentin Durward ; c’est pourquoi l’éditeur Gosselin a commandé dès 1828 au jeune écrivain à succès Victor Hugo une fresque historique ayant pour cadre le Paris du roi Louis XI. Hugo, alléché par l’offre de réédition de ses œuvres précédentes et la publication de ses futures créations, s’empresse d’accepter mais rechigne à s’exécuter : son temps est déjà accaparé par des projets plus ambitieux, comme sa pièce Hernani, son roman le Dernier Jour d’un condamné ou son recueil de poésie les Orientales. Ainsi, deux ans passent avant qu’il se lance dans la rédaction de Notre-Dame de Paris, abordée du point d’un vue d’un historien militant contre les aménagements réalisés sur les monuments séculaires parisiens. Reprenant des cartes d’époque et des comptes-rendus historiques souvent paraphrasés, il peint avec une multitude de détails les rues et quartiers de la ville du XVe siècle, ainsi que les manifestations de la vie socio-religieuse de l’époque, en un roman fleuve enrichi d’interminables descriptions ; la longueur conséquente de l’œuvre émaillée de coûteuses gravures favoriseront la publication de versions abrégées concentrées sur l’intrigue.

Gravure représentant les gargouilles de Notre-Dame dans l’édition de 1881, après la restauration de l’édifice par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc.

Matilda Feliksovna Kshesinskaia à 27 ans dans le rôle d’Esmeralda (1899, Ballet du Mariinsky)
L’intrigue, justement, est remarquable par la simplicité de sa ligne directrice, guidée par la fatalité, l’ἀνάγκη dont un graffiti aurait inspiré à Victor Hugo l’histoire de ce roman, et par la manière ciselée dont les différents protagonistes s’entrecroisent pour la faire progresser. En effet, si la tragédie se réduit à l’amour maudit de l’archidiacre de Notre-Dame, Claude Frollo, pour la danseuse bohémienne Esmeralda, les péripéties de nombreux personnages marquants viendront se contrebalancer pour les guider tous vers le dénouement inéluctable. Éperdument amoureux d’Esmeralda, Frollo, à l’aide du bedeau difforme Quasimodo, organise son enlèvement ; la danseuse est secourue par le capitaine Phœbus, dont elle s’éprend aussitôt. Arrêté et supplicié, Quasimodo voit son cœur chamboulé par la compassion d’Esmeralda. Parallèlement, Phœbus espère bien profiter des sentiments de la naïve jouvencelle ; Frollo, jaloux, poignarde alors le soldat, laissant Esmeralda se faire accuser à sa place. Condamnée à mort, la gitane ne doit sa survie qu’au rachat de Quasimodo lui offrant l’asile entre les murs de Notre-Dame. Las, cette protection ne dure guère ; la cathédrale est alors prise d’assaut pour libérer la bohémienne, que Frollo se résigne à exfiltrer pour la livrer aux autorités, Phœbus se gardant bien de l’innocenter afin de protéger ses fiançailles. Le dénouement tragique est en place : Esmeralda est pendue ; Quasimodo, fou de désespoir, jette Frollo du haut de Notre-Dame avant de rejoindre Esmeralda dans la tombe (littéralement) ; et, selon l’auteur, [Phœbus] « aussi fit une fin tragique, il se maria ». Nombreux sont les adjuvants mineurs de cette intrigue, comme le poète Pierre Gringoire, qui aident imperceptiblement à faire pencher la balance du mauvais côté. Tout se résume finalement à ce triangle amoureux entre le binôme Frollo-Quasimodo, Esmeralda et le bellâtre Phœbus.
Cette trame narrative, aux enluminures extrêmement riches sur un canevas très simple, a tout pour s’inscrire dans la durée. La profondeur psychologique des personnages, les nombreux rebondissements et l’omniprésence du destin en font une œuvre mythique. Dès sa parution et sans discontinuer depuis, Notre-Dame de Paris, immédiatement transposée au théâtre, sera l’objet de nombreuses adaptations, fortement marquées par leur origine géographique. Les pays latins se focalisent sur le personnage d’Esmeralda (en Italie, l’œuvre s’appelle initialement la Zingara, « la bohémienne »), mettant en scène la danseuse dans des ballets et des opéras. Ainsi, à la suite du premier opéra La Esmeralda créé par Louise Bertin dès 1836 sur un livret de Victor Hugo, citons notamment le ballet du même nom dû à la collaboration de Jules Perrot et Cesare Pugni (1844). Jusqu’au début du XXe siècle, le thème inspirera encore de nombreuses versions musicales. Peu à peu, la musique s’efface devant les adaptations cinématographiques, laissant toujours la part belle aux scènes de danse, depuis La Esmeralda d’Alice Guy et Victorin Jasset (1905) jusqu’au Notre-Dame de Paris de Jean Delannoy (1956), où Gina Lollobrigida donne la réplique à Anthony Quinn.

Anthony Quinn et Gina Lollobrigida dans le film de Jean Delannoy Notre-Dame de Paris (1956)
Les pays anglo-saxons, eux, préfèrent le personnage de Quasimodo, et l’œuvre y devient Le bossu de Notre-Dame (The Hunchback of Notre-Dame). Le besoin de contourner la censure pour offrir une œuvre conforme à la bienséance puritaine entraîne une réécriture en profondeur des personnages, au détriment du pauvre Frollo, dont les trésors de méchanceté et de perversion n’auront jamais réussi à lui assurer le rôle principal. L’homme d’Église devant être exemplaire, son frère Jehan, un étudiant hédoniste, le remplace comme tourmenteur de la bohémienne ; on fait parfois de ce dernier un juge, profession dont la corruption morale est nettement plus indiscutable que celle d’un archidiacre. Phœbus, lui, est réinventé comme un amoureux honnête, ce qui ouvre la possibilité d’une fin heureuse. Si la première (très libre) adaptation américaine est The Darling of Paris de J. Gordon Edwards dès 1917, c’est bien The Hunchback of Notre Dame, réalisé par Wallace Worsley en 1923 avec Lon Chaney dans le rôle de Quasimodo qui définit l’archétype des adaptations futures. Centrée sur l’ambivalent personnage du bossu, aux nobles sentiments mais dont la laideur met l’ingéniosité des accessoiristes au défi, elle fixe les canons iconographiques du « monstre gentil », thème récurrent dans l’œuvre de Victor Hugo (Quasimodo, mais aussi Triboulet dans Le roi s’amuse ou Gwynplaine dans L’homme qui rit etc.). Suivront une reprise par William Dieterle en 1939, puis de nombreuses séries télévisées, jusqu’au film d’animation de la Walt Disney Company en 1996.
Si l’on peut également évoquer la seconde vie des personnages dans des supports nouveaux (bande dessinée, jeux vidéo), le spectacle musical produit par Robert Hossein en 1976, voire le pastiche Quasimodo d’El Paris commis par l’acteur-réalisateur Patrick Timsit en 1999, l’adaptation la plus vive dans nos mémoires reste la comédie musicale Notre-Dame de Paris de Luc Plamondon et Richard Cocciante (1998), dans laquelle on retrouve aux premiers rôles les Québécois Bruno Pelletier, Garou, Luck Mervil et le franco-manitobain Daniel Lavoie donnant la réplique aux Français Hélène Ségara, Julie Zenatti et Patrick Fiori. Comment en effet, nier que l’interprétation du Temps des cathédrales par Bruno Pelletier est responsable de la majorité des accidents de karaoké recensés ces vingt dernières années, sans parler de l’inoubliable trio Belle qui a révolutionné les lois de la tessiture ? Toujours régulièrement en tournée, ce spectacle assure la vivacité de la légende créée par Victor Hugo.

Couverture du CD de la comédie musicale Notre-Dame de Paris (1998)
Enfin, clin d’œil de l’histoire à un fervent défenseur de l’architecture médiévale, le roman de Victor Hugo a aussi été immortalisé dans la pierre en guidant Viollet-le-Duc dans sa restauration de Notre-Dame au XIXe siècle. L’architecte s’inspira en effet des descriptions du roman pour dessiner les chimères néogothiques de sa cathédrale. Après avoir servi de muse au roman, la cathédrale y a puisé son renouveau ; et aujourd’hui que se pose la question de sa réfection, gageons que les cabrioles de Quasimodo sauront guider les rénovateurs du monument le plus iconique du Paris médiéval.