
Les quatre concerts de la semaine « Le 7e art et Brahms » donnent à l’OSM l’occasion de présenter quatre créations : trois œuvres pour orchestre commandées à trois compositeurs – Blair Thompson, Zosha Di Castri et Régis Campo – et un film réalisé par le jeune cinéaste Mathias Arroyo-Bégin. Le musicologue Gabriel Paquin-Buki a réalisé une entrevue pour nous avec chacun de ces créateurs.
CONCERT DU 9 FÉVRIER
Entrevue de Gabriel Paquin-Buki avec la compositrice Zosha Di Castri, contactée à Paris le 21 janvier 2019.
Vous aviez le choix parmi plusieurs courts-métrages de l’ONF et vous avez choisi La faim, un film de 1973 réalisé par Peter Foldès. Pourquoi?
La faim m’a plu en raison de son style visuel distinctif et de la puissance de son commentaire social. Dans cette œuvre, qui compte parmi les premiers films d’animation réalisés par ordinateur, la qualité de transformation surréaliste des dessins a réellement attiré mon attention. J’ai tout de suite tenté d’imaginer comment je pourrais traduire ces effets de distorsion, de dissolution des formes au moyen d’une musique orchestrale. Aussi, le message véhiculé par le film m’a paru particulièrement pertinent pour notre époque. J’y vois une illustration par Foldès du caractère grotesque des excès de tous genres, de l’autosatisfaction, de l’arrogance, de la surconsommation et de la cupidité. Je me suis aussi intéressée à la manière dont la femme-objet est dépeinte dans ce film, surtout dans le sillage du récent mouvement #MeToo. Pour moi, le film dérange de façon constructive. Tout en étant émaillé de moments étonnamment comiques, parfois d’une grande beauté, il nous oblige à traiter de questions troublantes. Enfin, j’ai été fascinée par la clarté formelle de l’œuvre, malgré sa nature expérimentale. Le contour transparent des arrière-plans aux couleurs voyantes et l’utilisation de la répétition m’ont frappée comme autant de structures favorables à l’élaboration d’une composition musicale.
Avec ce projet de mise en musique de l’image, l’OSM désirait réunir deux arts qui se rencontrent certes fréquemment, mais rarement d’une façon qui consiste à réécrire la musique d’un film vieux de plusieurs décennies. Comment s’est déroulé pour vous le processus d’écriture?
J’ai d’abord procédé à l’analyse détaillée du film en le visionnant à de nombreuses reprises. J’ai créé des diagrammes et des tableaux pour mieux comprendre l’arc narratif, et découpé le film en scènes auxquelles j’ai donné un nom dans la partition. Après avoir esquissé la forme musicale, j’ai pris note des moments-clés où je sentais que la musique devait ponctuer l’image ou y correspondre précisément. Je me suis ensuite attaquée à la composition, une scène à la fois, mais pas nécessairement dans l’ordre chronologique. Je débute en général avec les parties qui s’imposent à moi, en l’occurrence les premières images et la séquence de la chute, puis j’écris autour de ce matériau. Au fil de mon travail, j’ai adapté librement la forme musicale, mais je m’en suis tenue à ma feuille de route pour encadrer le processus compositionnel.
J’ai passé un certain temps à étudier le Boléro de Ravel, un modèle de montée progressive vers un tutti. Ravel est un orchestrateur tellement remarquable! Utilisant la simplicité et le procédé de la variation pour un effet maximum, il arrive à freiner les « gros canons » de sorte que ses climax sont absolument épiques.
Au début, je sentais que mon écriture était un peu contrainte par la piste-métronome : j’avais l’impression qu’il manquait à la musique une composante primordiale. C’est à ce moment-là que j’ai jonglé avec l’idée d’avoir une partie de batterie improvisée qui s’ajouterait à l’orchestre. J’ai réalisé un montage d’improvisations à la batterie et conçu des textures orchestrales autour d’elles. Le film a commencé à prendre vie. En outre, j’étais très satisfaite de la tension que j’avais créée entre la partie orchestrale, soigneusement notée, et la partie de batterie comportant des improvisations contrôlées. Cette « voix » est devenue une trame essentielle qui traverse l’œuvre tout entière, nous reliant au personnage de l’homme affamé, mais également à l’esthétique urbano-rétro du film.
Quelle avenue préconiserez-vous pour le synchronisme entre l’orchestre et le film?
>Dans la partition, je suggère que la pièce soit synchronisée avec le film au moyen d’une piste-métronome (que le chef suivra dans une oreille seulement de manière à entendre aussi l’orchestre). Bien que ce procédé limite quelque peu la liberté de jouer avec les tempos, je crois qu’il est important que la musique s’arrime avec le film pour que les deux convergent aux points de connexion. Bien sûr, ils se trouvent des passages où la coordination peut se relâcher légèrement, et même des sections où la musique semble aller à l’encontre de l’image, mais les signaux émis par la piste-métronome permettent aux temps forts de la partition de rester en phase avec le film.
Votre œuvre pourrait-elle avoir une vie indépendamment du court-métrage qui l’a inspirée, ou les deux sont-ils inextricablement liés?
J’imagine que la pièce pourrait vivre indépendamment du court-métrage. Cependant, comme elle a été composée pour épouser étroitement l’image, je crois vraiment que le visionnement du film avec la musique enrichit l’expérience.
En terminant, qu’aimeriez-vous ajouter?
Ce projet m’a certainement aidée à mieux mesurer le travail des compositeurs de musiques de film. Mon travail sur La faim s’est avéré exigeant, mais intéressant, d’autant plus que c’est un film dont on peut pénétrer la profondeur à mesure qu’on le regarde. Même après des centaines de visionnements, je crois qu’il s’agit d’une œuvre d’art inspirante. Je tiens à remercier l’Office national du film du Canada — particulièrement Diane Hétu — d’avoir été un partenaire aussi enthousiaste et de m’avoir permis de créer de nouvelles sonorités pour mettre en valeur un des joyaux de sa collection.