Sur la route des musiques tziganes avec Brahms


par Gabriel Paquin-Buki

Après être tombés nez à nez avec les parfums des musiques tziganes, plusieurs compositeurs y ont vu une source d’inspiration formidable. Parmi ceux-ci, on compte Brahms, qui est un des premiers à avoir intégré de manière sérieuse ces musiques folkloriques dans ses œuvres, et notamment dans son Concerto pour violon. Voici comment le jeune Brahms en vint à découvrir les musiques d’Europe de l’Est, et avec quelle ouverture il les incorpora dans la sienne, en contraste avec ses prédécesseurs.

Orientalisme et tziganeries

Comme le rappelle Franz Liszt dans ses écrits, à l’époque classique et au début du romantisme, les compositeurs n’ont pas l’habitude de traiter les musiques folkloriques avec sérieux, celles-ci n’ayant pas à leurs yeux la même profondeur harmonique, mélodique et rythmique que la leur. À l’écoute de musiques tziganes, ils en viennent donc parfois à considérer comme des erreurs certains ornements, intervalles ou modulations qu’ils entendent, si bien que l’interprétation du plus virtuose des violonistes tziganes peut prendre des airs de charabia, voire d’effronteries.

Selon Liszt, la musique tzigane possède trois caractéristiques inhérentes qu’on ne peut ignorer ni séparer : la gamme (une gamme mineure harmonique avec la quarte augmentée), les rythmes (souvent irréguliers) et les ornements (trilles, mordants, appogiatures, etc.).

Gamme mineure classique

Gamme tzigane décrite par Liszt, dont le 4e degré augmenté fait toute sa spécificité.

Toutefois, il n’est pas désagréable pour ces compositeurs d’emprunter aux musiques populaires certains éléments choisis, afin d’ajouter une touche de fantaisie à leurs œuvres. La tendance à utiliser du matériel folklorique hongrois donne son nom au style hongrois, qui devient rapidement très populaire dès l’époque classique; un des exemples les plus probants étant sans doute le rondo du Trio avec piano no 39, « Gypsy », de Haydn. Il n’en demeure pas moins qu’en règle générale, au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, les mondes de la musique classique et de la musique folklorique connaissent peu de métissage. Cependant, au milieu du XIXe siècle, certains compositeurs incarnent un vent de changement dans la manière de percevoir et d’intégrer les musiques populaires à la musique dite savante. Brahms en est un bon exemple.

Jean-Baptiste Camille Corot, Jeune bohemienne à la mandoline,1870

Eduard Reményi et Johannes Brahms vers 1853

Brahms et les accents tziganes

En 1848, le jeune et très talentueux violoniste hongrois Eduard Reményi se réfugie à Hambourg afin de fuir la révolution qui fait rage à Budapest. En attente d’une place sur un bateau vers l’Amérique, il s’installe en ville et offre quelques concerts alliant musiques classique et tzigane, qui font rapidement de lui une grande vedette en Allemagne. Un soir, on l’engage pour jouer chez un riche armateur, en lui proposant comme accompagnateur, un dénommé Johannes Brahms. Lors du concert, Reményi reste ébaubi devant les aptitudes de son pianiste, qui s’adapte avec une facilité déconcertante à tous les styles, incluant ceux des danses populaires hongroises. Une amitié pleine de complicité nait aussitôt. Ainsi, lorsque Reményi revient sur le Vieux continent après un bref séjour en Amérique, il engage Brahms, qui a tout juste vingt ans, afin qu’il l’accompagne lors d’une ambitieuse tournée. Pour le jeune compositeur, c’est la grande aventure!

Rapidement, les matinées sont consacrées à peaufiner le répertoire des concerts. C’est là que Brahms s’affaire à mettre au point les accompagnements de danses hongroises que lui a fait découvrir Reményi. Il est loin de se douter du succès que celles-ci remporteront toute sa vie durant – et bien au-delà –, et que ces sonorités tziganes teinteront plusieurs œuvres de son catalogue à venir, incluant son Concerto pour violon. En plus de l’expérience et des découvertes musicales que génèrent les concerts avec Reményi, Brahms teste ses nouvelles compositions – comme sa Sonate en do majeur, op. 1 – et fait des rencontres absolument déterminantes. C’est ainsi qu’arrivé à Hanovre, il cogne à la porte du célèbre violoniste Joseph Joachim, qui jouera un rôle capital dans sa production musicale et à qui il dédiera son Concerto pour violon. Peu après, de passage à Weimar, il fait également la rencontre du grand Franz Liszt.

Johannes Brahms et Joseph Joachim en 1855

Au fil des années suivant sa tournée, Brahms se plaît à récolter des mélodies folkloriques hongroises et à les intégrer à ses concerts. Ces moments connaissent de tels succès que son éditeur insiste pour que le compositeur en publie des extraits. « Ce que l’on a simplement joué sauvagement pendant si longtemps, il n’est pas commode de le noter », rétorque cependant Brahms. Et en effet, transcrire ces musiques populaires pour des musiciens classiques est très malcommode, notamment vu l’ornementation requise. La musique folklorique hongroise n’est pas une musique qui se laisse facilement dompter et enfermer par la notation classique. Mais Brahms s’exécute du mieux qu’il peut, et devient, au fil du temps, l’un des compositeurs classiques ayant le plus contribué à faire briller et connaître les airs folkloriques de l’Europe de l’Est. Il sera accompagné dans cette démarche entre autres par Liszt et Kodály, réunis au sein du concert Brahms et les accents tziganes. Les 20 et 21 octobre prochains, laissez-vous porter par ces œuvres aux effluves folkloriques, dirigées par le chef français Lionel Bringuier lors de ces deux concerts présentés à la Maison symphonique.

Partition des Danses hongroises de Brahms